Une tribune publiée dans le journal Le Monde le 3.12.23.
En cette année commémorative, la grande Histoire des luttes sociales et citoyennes des habitants des quartiers a percuté l’actualité récente quand le jeune Nahel a perdu la vie lors un contrôle de police à Nanterre, drame qui a embrasé les quartiers populaires dans toute la France.
Poudrière sociale et terreau d’initiatives politiques et citoyennes, les quartiers populaires portent en eux une histoire et une mémoire des luttes sociales contre le racisme et pour l’égalité qui n’a pas encore sa place dans notre récit collectif ni notre histoire nationale.
Nous pouvons situer leur existence dans les années 1960, lorsque la France cherche à la fois à résorber son mal logement endémique, à accueillir le plus d’un million de rapatriés des anciennes colonies, et l’immigration de masse liée au besoin de main d’œuvre de la France des Trente glorieuses.
Les grands ensembles construits en masse dans les décennies d’après-guerre, qui devaient faire entrer la France dans la modernité, ont permis de résoudre la crise du logement. Mais ces quartiers ont progressivement vu se cristalliser des situations de relégation territoriale, de ghettoïsation de la pauvreté, ou de l’entre-soi ethnique organisé par l’attribution de ces logements sociaux en fonction des origines au fil des décennies.
Dès les années 1970 et 1980, s’écrit dans cet espace particulier une histoire des luttes sociales et citoyennes prenant en charge les combats légitimes portés d’abord par les ouvriers en majorité immigrés puis par leurs enfants restés au quartier, dans un contexte économique dégradé.
C’est également dans les champs artistiques et culturels que se sont exprimés les aspirations, et revendications pour l’égalité des droits.
Ces luttes et mobilisations ne sont pas des luttes à la périphérie de l’histoire mais sont bien à la croisée de l’histoire sociale, ouvrière et migratoire de notre pays : il est temps plus de 40 ans après, de prendre en charge ce récit, ses archives et la parole des acteurs de ces mobilisations encore en vie.
Nous, héritiers de l’immigration, acteurs de ces mobilisations, enfants des quartiers populaires, chercheurs ou encore simple citoyen désireux de promouvoir le vivre-ensemble, nous appelons de nos vœux une prise en charge réelle de ce travail d’histoire et de mémoire des quartiers populaires.
S’il avait un temps fait l’objet de programme de valorisation au sein de la Politique de la ville, ce chantier historique et mémoriel se retrouve aujourd’hui exsangue, au risque de voir disparaître les outils de transmission et de savoir, qui permettent à notre pays de faire sa place à ces territoires, souvent caricaturés, essentialisés et criminalisés dans les discours politiques et les représentations médiatiques.
Il y a urgence ! Les démarches nécessaires doivent être entreprises, sans quoi, c’est tout un pan de l’histoire sociale et culturelle de ce pays, qui finira aux oubliettes.
Ce travail indispensable d’histoire et de mémoire devra avoir pour objectif d’inscrire dans notre mémoire collective la participation de ces territoires aux grandes heures démocratiques et citoyennes de notre pays. Il devra aussi réinscrire la participation des populations issues de l’immigration à l’histoire de France, mais aussi offrir un récit circonstancié d’un itinéraire d’intégration réjouissant qui explique en grand partie la diversité de la société française.
C’est pourquoi nous demandons l’ouverture d’États Généraux de l’histoire et de la mémoire politique, culturelle et sociale des quartiers populaires, à même de créer les conditions nécessaires pour que se développe ce travail de mise en récit autour de cinq initiatives principales :
1. Avec l’organisation de 4 temps forts à travers la France autour des outils, des lieux ressources et des acteurs de cette histoire en lien avec des institutions partenaires et des associations têtes de réseaux : ces rencontres doivent déboucher sur la rédaction d’une feuille de route permettant de proposer aux pouvoirs publics une série de mesures en faveur de la préservation des archives publiques et privées, comme le recueil de témoignages d’archives orales de ces acteurs.
2. La création d’un groupement d’intérêt scientifique mettant en dialogue les institutions patrimoniales concernées et les acteurs associatifs du réseau d’acteurs dans toute la France comme les collectivités locales, afin de mettre en œuvre la production de supports de connaissances et de transmission sur le sujet. Ce GIS devra également assurer l’animation d’une collecte et d’une recension nationale d’archives publiques et privées portant sur l’histoire et la mémoire des quartiers populaires.
3. La création d’un label national doté pour les structures publiques et privés en charge de l’animation, la collecte et la production de savoirs sur l’histoire et la mémoire des quartiers populaires dans tout le territoire.
4. Le soutien à un lieu ressources spécifique national, qui permettra de valoriser et d’animer en définitive l’ensemble des initiatives publiques et privées en faveur d’une mise en récit et d’une patrimonialisation de cette histoire politique, sociale, et culturelle des quartiers populaires à la croisée des récits.
5. Et la co-production avec les instances de l’Éducation Nationale, de supports pédagogiques adaptés aux différents programmes et à termes introduire certaines séquences historiques dans les nouveaux programmes du secondaire.
Sans ce travail de mise en récit de ce patrimoine, notre pays continuera de nourrir le fléau des fièvres identitaires, fracturant notre communauté nationale, mais aussi stigmatisant de manière récurrente des populations issues de ces territoires, en partie héritières de l’histoire de l’immigration, notamment post-coloniale.