« Changer en echangeant sans craindre de se perdre. » Edouard Glissant

ENJEUX PATRIMONIAUX ET ARTISTIQUES DE L’IMMIGRATION ET DES OUTRE-MER

Colloque – Institut des cultures d’islam – Synthèse de la journée du 23 mai 2017

Introduisant cette première journée de colloque portant sur le patrimoine culturel de l’immigration, Salah Amokrane, directeur du Tactikollectif, a constaté que la mémoire de l’immigration était progressivement devenue un objet de patrimoine au cours des 30 dernières années. Le moment est donc venu selon lui « de penser la place des patrimoines de l’immigration et des outre-mer dans le récit national ». Co-organisé par le Tactikollectif et l’Achac, acteurs engagés de longue date dans ce sens, ces rencontres ont permis de mieux cerner les enjeux de cette situation. Réunis au sein de l’Institut des cultures d’islam, des chercheurs, des acteurs culturels, des artistes, des militants, des représentants d’associations et d’institutions patrimoniales ont réfléchi à l’avenir des relations entre ceux qui préservent et qui valorisent ces patrimoines, et ceux qui se les réapproprient.

EN IMAGE... Un siècle d'Histoire & de Mémoire | Colloque MAI 2017

Quelle prise en considération du patrimoine de l’immigration par les institutions ?

Le patrimoine de l’immigration n’a pas toujours été bien traité par les institutions. Ce n’est que récemment que les établissements patrimoniaux ont rejoint et parfois pris le relais des associations citoyennes et des militants engagés dans la défense et la valorisation des histoires de l’immigration. Au tournant des années 2000, ce mouvement a pris de l’ampleur avec la multiplication des partenariats entre l’Éducation nationale, des artistes, des médiateurs culturels et des institutions patrimoniales réunis autour de cet objectif. À la même période, l’association Générik a publié Les étrangers en France, un inventaire des archives publiques et territoriales disponibles sur le sujet. Ces dernières années, le nouveau site des Archives nationales ouvert à Pierrefitte-sur-Seine en février 2013 ou le rapport de la mission Musées du 21e siècle présenté en mars 2017 ont témoigné d’un intérêt croissant pour cette question par les plus grandes institutions patrimoniales, et à l’échelle du pays. Mais il reste encore de quoi faire pour parvenir à une réelle reconnaissance de ce patrimoine au sein des institutions.

Il est temps de penser la place du patrimoine de l’immigration dans le récit national

Salah Amokrane – Directeur du Tactikollectif

 

Le récit, un outil de première importance

Pour que la mémoire de l’immigration devienne patrimoine, il faut enclencher un processus de travail et se servir d’outils, comme le récit dont Pascal Blanchard, historien, chercheur LCP-Irisso CNRS à l’université Paris-Dauphine, a fait l’éloge durant le colloque. Il existe toutefois une grande différence entre les récits qui racontent l’histoire de France en imaginant ce qu’elle aurait été sans les étrangers (« récits à l’envers ») et ceux fondés sur l’histoire des personnes dont les cultures prennent leurs sources ailleurs qu’en France (« récits à l’endroit »). Cette seconde approche, plus respectueuse et constructive, permet de montrer qu’un patrimoine culturel se constitue à partir d’autres. Elle considère l’Histoire comme une conjonction de petits récits qui forment au final un patrimoine global et commun. Comme le disait par ailleurs Françoise Vergès, politologue et titulaire de la chaire Global South(s) à la Fondation Maison des sciences de l’homme :

« Il faut dénationaliser l’Histoire. L’identité nationale n’a jamais été une seule. »

 

L’art et les artistes pour (se) reconnaître

Pouvoir s’identifier à d’autres, en particulier à des artistes, favorise le processus de reconnaissance de l’immigration comme richesse intime et partagée. Produite par France Télévisions, co-écrite par Pascal Blanchard et l’acteur et réalisateur Lucien Jean-Baptiste, la série Artistes de France vise clairement cela. Ce dernier a témoigné durant la matinée de l’importance qu’avait eu dans sa vie Henri Salvador, l’un des premiers artistes noirs célébrés nationalement par l’entremise d’émissions télévisuelles :

« J’ai vu en lui une possibilité de faire partie du grand tout, d’être français. Je me disais : “ Puisqu’il y est arrivé, je peux y arriver aussi. “ »

 

Pour que l’identification soit possible, et de manière plus générale pour que les récits prennent une valeur patrimoniale, il faut la rencontre du savoir et de l’émotion. Le premier relève du travail des historiens, la seconde émane des artistes qui s’emploient à rendre sensible ce savoir et à le transmettre. Reste qu’il faut réfléchir aux modalités de cette transmission. Dans le cas d’Artistes de France, le choix a été fait de proposer des formats audiovisuels courts, accessibles en ligne gratuitement, autrement dit facilement appropriables. Lucien Jean-Baptiste les a présentés comme étant des « outils de compréhension pour faire évoluer les imaginaires. » Dans un autre registre, les émissions de radio imaginées par l’auteur-réalisateur et journaliste à France Inter Edouard Zambeaux cherchent non pas à raconter les autres, mais à leur donner les moyens de se raconter eux-mêmes. Quant à la commission Images de la diversité au CNC, elle a été mise en place en 2007 pour que la télévision soit représentative de la diversité culturelle existant en France et pour favoriser l’émergence de films grâce à un fonds de soutien spécial.

La culture au cœur de l’immigration

Qu’est-ce qui se transmet de l’immigration ? Au-delà des chiffres et de l’approche sociologique à laquelle on réduit depuis longtemps et encore trop souvent le phénomène migratoire, se trouve la dimension culturelle. « Immigrer, c’est immigrer avec sa culture » a défendu Naïma Yahi, historienne, chercheure associée, Urmis-Université de Nice-Sophia Antipolis, lors de la table-ronde intitulée Expression artistique immigrée et mémoire des luttes. Encore faut-il saisir les traces de cette dimension culturelle et les conserver, que ce soit dans les familles ou dans les institutions patrimoniales. Certes, le dépôt légal n’opère pas de distinction d’ordre culturel entre les publications produites sur le territoire français : toutes alimentent les archives de la nation. Mais le patrimoine ne peut pas se limiter à ce type de productions ni à ce type de structure. Qu’en est-il des récits des hommes et des femmes immigrés ? Qu’en est-il des multiples ressources susceptibles de constituer un patrimoine (enregistrements sonores ou audiovisuels privés, créations amateurs, objets anodins, pratiques culturelles ordinaires, etc.), ressources mal ou peu traitées, parfois ignorées ? Qu’en est-il des personnes sollicitées et des moyens mis en œuvre pour « faire parler » toutes ces ressources et les valoriser ? Sans parler du déni dont ils peuvent être victimes, l’écueil est de « folkloriser » la dimension culturelle de ces patrimoines.

SYNTHESE VIDEO

Tous créateurs de patrimoine ? 

« Il est difficile de savoir sous quelle forme collecter, conserver et communiquer ce patrimoine » a reconnu François Bordes, inspecteur général du Patrimoine, chargé de mission au collège archives des Archives nationales. D’autant plus si l’on admet que créer des documents revient à créer du patrimoine. Les institutions qui montent des expositions et mettent en avant certaines archives, les historiens qui interprètent et relient entre elles ces dernières, les associations dont les membres sont la mémoire incarnée de l’immigration, toutes et tous génèrent ce patrimoine. Il convient néanmoins de savoir quelles personnes ou instances sont à l’initiative de quoi, chacune imprimant sa marque et sa vision du monde sur les traces qu’elle produisent. Entre le travail d’un Samir Abdallah, militant et réalisateur à l’initiative du site Cinéméthèques, dont le catalogue comporte potentiellement des centaines de films, et celui de la Bibliothèque nationale de France qui en mentionne une quinzaine, il y a des raisons de s’inquiéter de l’invisibilité de ce patrimoine, voire de

« l’effacement de la mémoire populaire »

Jean-Pierre Thorn, Militant et réalisateur

Plutôt que d’opposer société civile et institutions en tant qu’agents de la patrimonialisation, plusieurs intervenants à ce colloque ont noté que ces dernières, souvent décriées, pouvaient être à l’initiative de programmes d’envergure, à l’instar de manioc.org, une bibliothèque numérique réunissant un immense fonds d’archives sur la Caraïbe, l’Amazonie et le plateau des Guyanes. Des institutions nouvelles ont également vu le jour pour compléter ou suppléer les institutions historiques, à l’image du Cirdoc, centre interrégional de développement de l’occitan. Denis Bruckmann, directeur des collections à la Bibliothèque nationale de France, s’est fait l’avocat de la co-construction en matière patrimoniale, exhortant chacun des acteurs à se rapprocher les uns des autres, comme ce colloque s’est efforcé de le faire. L’évolution est nécessaire de part et d’autre. Les institutions ont à mieux faire connaitre leurs archives et leurs activités, les associations ont intérêt à mieux divulguer leurs propres travaux et les particuliers doivent prendre conscience que leur patrimoine privé peut intéresser la collectivité toute entière.

Un sujet politique sensible 

Selon les personnes, cette entreprise collective de « révélation de la nation à elle-même » selon le mot d’Hélène Orain, directrice générale du Musée national de l’histoire de l’immigration, est plus ou moins engagée. Pascal Blanchard a estimé qu’on en était à « la préhistoire de la patrimonialisation des récits individuels », tandis que Denis Bruckmann a jugé qu’on se trouvait plutôt « au début de la Renaissance ». Au-delà de ces datations aussi peu scientifiques que de bonne guerre, tout le monde s’est accordé durant les échanges pour reconnaître un intérêt de plus en plus partagé dans l’ensemble de la population française pour la question patrimoniale. Cet engouement devrait toutefois mieux intégrer la diversité culturelle pour parvenir à plus d’égalité entre les personnes. Au-delà des problématiques techniques qu’elle soulève, la question des patrimoines de l’immigration et des outre-mer est bien d’ordre politique et revient à débattre de leur légitimité et de leur inscription dans le patrimoine culturel français, et plus largement dans l’Histoire de France.

« Les Français ne sont pas tous blancs et catholiques. Ils sont musulmans, hindous, ils pratiquent plusieurs langues, le shimaore à Mayotte, les créoles dans les Antilles, en Guyane et à la Réunion, les langues kanakes. Il faut vivre dans la réalité et non pas dans l’illusion. L’enjeu est de combattre le racisme et la xénophobie qui imprègnent la culture et la société française, et qui justifient des discriminations et des inégalités absolument scandaleuses. »

Françoise Vergès – Politologue

 

Petites et grande histoire(s)

Prenant en exemple le Musée national de l’histoire de l’immigration, Hélène Orain a apporté plusieurs nuances pour aborder le problème épineux de la fabrique du patrimoine. En précisant tout d’abord « qu’on ne fabrique pas le patrimoine mais des artefacts », elle a appelé à une réflexion plus approfondie sur les modalités de fabrication de ces artefacts. Sur le plan muséographique, cela revient pour elle à considérer qu’il n’y a pas à établir de distinction entre le travail mené par une institution et celui effectué par un historien, les illustrations conçues par la première et les récits proposés par le second allant de pair. Sur le plan humain, à l’image de la Galerie des dons ouverte au sein du Musée, l’enjeu est de parvenir à « incarner des morceaux de la grande histoire », autrement dit à faire un effort pour mieux prendre en considération les personnes, à travers leurs corps, leur parole, les objets qu’elles possèdent. Hormis les nombreux problèmes juridiques qu’il soulève, ce recours aux personnes aboutit à un effacement de la distinction entre « petite et grande histoire », effacement qui a des incidences sur le plan méthodologique et épistémologique pour les historiens, comme d’ailleurs pour les institutions patrimoniales. Un objet, par exemple, ne peut plus être réductible à une simple illustration mais peut devenir une nouvelle dimension de l’Histoire, et l’occasion de réviser le regard que l’on porte sur l’immigration.

Pour une fabrique citoyenne et partagée de l’Histoire 

Cette reconsidération des sources de l’Histoire, de leur valeur et de leur articulation en vue d’en faire patrimoine, prend place dans un mouvement plus global qui concerne, incidemment, la question de l’immigration. Yvan Gastaut, historien, maître de conférences à l’université de Nice-Sophia Antipolis, a par exemple indiqué qu’on « s’intéresse de plus en plus aux inconnus de l’Histoire et [que] parmi eux, il y a des migrants. » Ce rapport renouvelé aux matériaux et aux modalités de fabrication du patrimoine vont dans le sens de la co-construction déjà évoquée. Il constitue par ailleurs un mouvement de retour aux valeurs promues par la Révolution française, lesquelles ont inspiré les principes fondateurs des musées français. D’après ces principes, le patrimoine de la nation française, réuni, conservé et transmis par les musées, devait être le produit d’un travail mené à l’échelle de toute la nation, auquel tous les citoyens devaient être associés.

Faire patrimoine, c’est donc fondamentalement faire patrimoine ensemble. Faire appel à toutes les personnes qui vivent sur le territoire national (quelle que soit leur expertise ou leur fonction), mettre en place les conditions d’un dialogue pour penser et fabriquer le patrimoine qui les relie au sein d’une histoire commune, interroger les matériaux et les catégories épistémologiques sur quoi repose cette entreprise collective seraient donc, au final, les principaux enjeux liés au patrimoine en général, et au patrimoine de l’immigration en particulier. Quant à l’existence de cette sous-catégorie – le patrimoine de l’immigration – un participant dans l’assistance en venait à rêver que, dans 15 ou 20 ans, elle n’ait plus de raison d’être, la diversité culturelle ayant été intégrée dans l’esprit de tous comme étant au fondement du patrimoine national.

Synthèse réalisée par Sébastien Gazeau

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